CHAPITRE XIII
L’hélicoptère, mis à la disposition de Corry, survolait les immenses bâtiments du poste émetteur télé-radio de Washington.
Les gigantesques antennes métalliques se dressaient vers un ciel piqueté d’étoiles, où le croissant de la lune mettait une clarté blafarde. De puissants projecteurs, installés sur les terrasses des studios, braquaient leurs rayons éblouissants vers l’aire d’atterrissage des hélicoptères.
Car depuis le peu de sécurité des routes terrestres, techniciens et artistes arrivaient aux studios par la voie des airs.
Mac-Corry embrassa d’un regard la vaste esplanade qui s’étirait en demi-cercle devant l’entrée monumentale du poste émetteur. Plusieurs voitures de la police étaient déjà sur les lieux et des agents en uniforme s’activaient à déployer, autour des bâtiments, des réseaux de fils électrocuteurs.
— Comment se fait-il, grommela Corry, que les services n’aient pas pensé à placer un dispositif de sécurité, autour du poste émetteur ? N’est-ce pas un point stratégique ? Evidemment, il est temps d’y songer !…
Le pilote de l’hélicoptère grimaça. Dans l’ombre, il observa Mac-Corry et lui trouva un air étrangement pâle.
— Eh ! bien, chef, à vrai dire, l’installation d’un réseau électrocuteur demande un certain temps pour être mise en place… Certes, les services de sécurité ont songé à protéger le poste émetteur. Mais, à Washington, la plupart des bâtiments de la ville ont été décrétés « points stratégiques ». Les services sont débordés.
— Les responsables sont négligents, rectifia Corry avec froideur. Atterrissez sur les terrasses des studios.
L’hélicoptère descendit, comme un gros insecte bourdonnant. Sa silhouette allongée entra dans le rayon des projecteurs et ne tarda pas à se poser.
Corry sortit de l’appareil et ajusta le casque de son scaphandre protecteur. Sa montre indiquait la demie de minuit.
Il descendit dans les studios, déjà envahis par les policiers. Il arrêta un homme en vidoscaphe :
— Pas de traces de l’ennemi ?
— Aucune. Peu après son appel, l’agresseur a dû quitter les bâtiments du poste émetteur. Lorsque nous sommes accourus, il était déjà trop tard.
Corry haussa les épaules. Son interlocuteur n’appartenait pas à sa brigade et il ignorait son nom. Mais à Washington, plusieurs équipes spéciales avaient déjà été mises sur pied.
— En somme, comment l’attaque s’est-elle produite ?
— Euh… simplement. Rien ne la laissait présager. Le speaker venait de lire un communiqué. Un orchestre jouait… Ni les techniciens, ni le personnel des studios ne s’aperçurent de quelque chose. Ce n’est que lorsque l’éblouissante lueur s’est manifestée…
Déjà, Corry avait filé. Il en savait autant que le personnel des studios.
— Toujours la même chose, grommela-t-il, rageur. L’ennemi est insaisissable. Il nous glisse entre les mains et nous nargue.
Soudain, il sentit qu’une main se posait sur son épaule. Il sursauta, trahissant son état d’extrême nervosité. Puis il se retourna brutalement.
— Maxwell… Que faites-vous ici ?
— On vient de me prévenir… J’étais déjà couché lorsque l’événement s’est produit. Que pensez-vous de cet ultimatum ?
Derrière le hublot de son casque, Maxwell essayait d’ouvrir ses yeux bouffis de sommeil. Et il regrettait d’autant plus d’avoir endossé cet encombrant vêtement, qu’il lui était impossible d’allumer un cigare…
— Ceci n’arrange pas les choses, Maxwell, et va porter au paroxysme l’excitation des foules.
— Surtout que la majorité des Terriens est déjà au courant. Car, si vous ne le saviez pas, permettez-moi de vous l’apprendre, diverses dépêches viennent de parvenir à Washington. A peu près tous les principaux postes émetteurs de la planète ont reçu la visite de l’ennemi invisible, et ceci à la même heure. L’ultimatum a été traduit en toutes les langues.
— C’est effrayant, gronda Corry. Non seulement notre agresseur agit avec une méthode chronométrique, mais il lui est possible de s’exprimer dans les langues usuelles de notre globe. Ahurissant !
Maxwell eut un rictus.
— Cela ne m’étonne pas, puisqu’il a la facilité de capter toutes nos émissions.
Les deux hommes se convainquirent rapidement que l’ennemi invisible, sitôt son ultimatum lancé sur les ondes, avait abandonné les studios.
— Le poste émetteur ne l’intéresse pas, grommela Corry en serrant les poings. Ce qu’il voulait faire, il l’a fait. Son but est de frapper l’esprit des peuples, puisqu’il lui est impossible de pénétrer aux sièges des Gouvernements, trop bien gardés.
Maxwell soupira. Les deux hommes se tenaient sur les terrasses du studio, sous la lumière des projecteurs.
— Je crois que pour mettre plus de poids dans son ultimatum, l’agresseur va lancer de terribles attaques.
Un agent en uniforme s’approcha de Corry et salua. Il tendit un papier.
Corry y jeta un regard et ses sourcils se froncèrent. A son tour, Maxwell prit connaissance du pli officiel.
— N’avais-je pas raison, Maxwell ? Cette dépêche nous apprend que la ville d’Atlanta, en Géorgie, ne compte plus aucune âme. Tous les habitants ont été dématérialisés.
D’autres dépêches suivirent. Des quatre coins de la planète, on signalait que l’infernal rayon destructeur de cellules frappait à une cadence encore jamais atteinte. Les villes se transformaient en désert. Les populations fuyaient vers les campagnes et étaient ainsi des proies faciles.
L’humanité semblait à son déclin et la planète Terre un Monde sans vie…
*
* *
Insouciants de ces derniers événements qui modifiaient avec lenteur l’aspect de notre globe, les biologistes s’usaient les yeux derrière l’oculaire de leurs microscopes, cherchant dans le monde infinitésimal le moyen miraculeux d’arracher les humains à la décimation, prélude à l’effroyable anéantissement total.
A Paris, le professeur Loreth s’agitait derrière son microscope. Depuis plus de deux heures déjà, il était penché sur son instrument.
Il n’avait pas prononcé une parole, mais son assistant, le jeune biologiste Crécieu, un homme d’une trentaine d’années, l’observait de temps à autre à la dérobée.
Il venait de s’apercevoir que depuis quelques minutes, le visage du vieux savant se stigmatisait de tics expressifs. Pour qui connaissait bien Loreth, ces symptômes signifiaient une victoire prochaine, ou tout au moins un sérieux progrès dans les travaux en cours.
— Crécieu ! regarde… Mais regarde donc !
Le jeune biologiste hésita. Puis devant l’insistance du professeur, il plaça son œil à l’oculaire du microscope.
Il fallait toute l’habitude, toute la science d’un homme de laboratoire, pour pouvoir démêler ce qui se passait de l’autre côté de la lentille.
Des espèces de petits bâtonnets noirs, extrêmement allongés, se contorsionnaient à la façon des asticots dans la sciure. Des masses plus volumineuses apparaissaient çà et là et avançaient en se déformant, attirés par les bâtonnets noirs.
Ces masses brillantes poussaient des prolongements vers les bâtonnets, les débordaient progressivement et finalement les englobaient dans leur substance blanchâtre.
Un à un, les bâtonnets disparurent, digérés par les masses brillantes.
Crécieu abandonna son examen et se jeta dans les bras du vieux savant.
— Professeur, hurla-t-il, déchaîné, vous avez réussi ! Votre bactérie est facilement digérée par nos leucocytes. Ceux-ci se montrent même d’une voracité extraordinaire, ce qui prouve que le microbe est parfaitement inoffensif pour notre organisme.
Loreth entraîna son assistant vers une autre table sur laquelle reposait un second microscope.
— Bon. Maintenant regarde ici.
Crécieu ne se fit pas prier. Il vit encore les bâtonnets noirs et les masses brillantes. Mais là, les leucocytes, au lieu d’être attirés par les bactéries, s’en éloignaient au contraire. La défense naturelle de l’organisme ne s’opérait pas et il eût fallu, pour stopper l’invasion du microbe, un antibiotique.
— Formidable, professeur, vous êtes formidable ! gloussa Crécieu au comble de la joie.
— Oh ! fit modestement Loreth, c’est un hasard, un pur hasard, voilà tout… J’ai tellement essayé de préparations, que je ne comptais pas davantage sur celle-ci… Enfin, Crécieu, le monde est sauvé !
De Paris, s’envola la formule de l’espoir. Tous les centres biologiques terrestres eurent bientôt entre leurs mains la possibilité de produire la bactérie libératrice, appelée bactérie « Loreth ».
Les usines de produits pharmaceutiques tournèrent à plein régime. Dans de gigantesques cuves, le bouillon microbien, inoffensif pour l’homme mais pathogène pour l’agresseur, prit naissance.
Dès lors, la plus gigantesque flotte aérienne que la race humaine eût mise sur pied, sillonna le ciel, d’un bout à l’autre de la planète.
Tous les moyens de transport aérien furent réquisitionnés. Les volontaires ne manquèrent pas. Et chaque avion, chaque hélicoptère, chaque fusée même, au moyen d’instruments les plus divers, répandit sur l’ensemble du globe les bactéries « Loreth ».
Ce bouillon sauveur qui tombait du ciel fit jaillir un cri de folle espérance. Des millions d’êtres humains hurlèrent de joie. Ceux qui, quelques heures auparavant, fuyaient égoïstement en ignorant leur voisin, se congratulaient.
Des bandes joyeuses animèrent les rues et devant cet extraordinaire revirement, l’agresseur invisible se tint coi. Nulle part, sur le monde, l’infernal rayon de mort ne vint endeuiller cette atmosphère de liesse.
Ce qui fit croire que la bactérie « Loreth » accomplissait fidèlement son œuvre destructrice.
Au grand Q.G. militaire, à Paris, le général Aslin se laissait tomber dans son fauteuil.
— Ouf ! Opération terminée… L’ombre du cauchemar s’évanouit et je n’en suis pas fâché, Colonel.
— Moi non plus, approuva Batanfort en riant. Cette guerre, si elle a creusé des trous énormes dans la population, nous a endurcis et a prouvé notre supériorité, notre confiance en l’avenir. Nous sommes les plus forts, mon Général !
Aslin tendit une cigarette à Batanfort.
— Cette éclatante victoire, nous la devons à Loreth, à un Français. Quel honneur pour notre pays !… Le professeur est porté en triomphe. Il est submergé de félicitations. J’ai pensé le combler en lui accordant la croix du mérite mondial. Loreth… C’est un nouveau Pasteur. Il joue avec les microbes, comme un gosse joue avec une poupée.
L’ensemencement de la bactérie « Loreth » avait duré vingt-quatre heures, au maximum. C’était un prodige de rapidité. Un véritable tour de force…